Rare aiguière à crosse et son bassin émaillés dans les émaux de la famille verte aux armes des Duvelaër. Kangxi

En forme de casque, le bec mouluré d’un masque barbu, entièrement décorée de motifs feuillagés et de frises, la partie inférieure avec une rangée de pétales de lotus moulurés sur un fond vert grainé, sur un piètement, avec une anse en volutes, la vasque décorée de même.

Notice

Par Brigitte NICOLAS, conservatrice en chef du patrimoine, directrice du musée de la Compagnie des Indes

Les porcelaines armoriées

C’est au XVIII^e siècle que sont commandés, en France, la plupart des services armoriés en porcelaine de Chine. La deuxième fonte d’argenterie, décrétée en 1709 pour contribuer à l’effort de guerre, n’y est pas étrangère. Les commanditaires, désireux de reconstituer leur table d’apparat, y voient une alternative raffinée les mettant à l’abri de tout nouveau désagrément. La famille royale montre l’exemple et Philippe d’Orléans, futur régent, passionné de porcelaines japonaises et chinoises, commande, en 1710, un service Imari armorié.

Quelques 450 services en « Chine de commande », comprenant chacun de 200 à 400 pièces, auraient été réalisés pour les Français au XVIII^esiècle. De grands noms de l’aristocratie y sont associés, et souvent, les acquéreurs ont un lien avec la Compagnie des Indes. Ils sont directeurs, syndics, capitaines de vaisseaux ou encore administrateurs dans les comptoirs. Les commandes Orry et Terray en sont deux exemples. Philibert Orry (1689-1747) est nommé contrôleur général des finances par Louis XV en 1730, puis ministre d’Etat en 1735. Il est l’auteur de la réforme de la Compagnie des Indes en 1732. Joseph Marie Terray (1715-1778), conseiller-clerc au parlement de Paris en 1736, puis contrôleur général des finances de 1768 à 1774, est également syndic de la Compagnie des Indes. Un nombre non négligeable de « Chine de commande » portent des armoiries de Bretagne et illustrent les liens étroits entre la noblesse bretonne et le monde du négoce, du commerce maritime et de la Compagnie des Indes, en particulier, au service de laquelle de nombreux cadets se sont engagés.

Les premières commandes de porcelaines chinoises, ornées d’armoiries françaises, et cet ensemble en est un exemple, coïncident avec le démarrage des échanges commerciaux entre la France et la Chine. Alors que les trois premiers quarts du XVII^e siècle sont marqués par le blocus continental imposé par l’Empereur de Chine, quelques ports chinois s’entrouvent au commerce extérieur à partir des années 1680. En 1684, l’empereur Kangxi proclame la liberté des mers au lendemain de la prise de Formose qui marque la fin de la piraterie contre laquelle le gouvernement chinois luttait depuis quarante ans. Cette toute nouvelle accessibilité de la Chine ne profite pas à la Compagnie française des Indes alors au bord de la faillite. Ce n’est qu’en novembre 1698 que l’Amphitrite, premier vaisseau français expédié pour la Chine, atteint Canton[1]. L’armement n’est pas opéré par la Compagnie des Indes qui détient pourtant, en théorie, le monopole du commerce sur la Chine depuis sa création en 1664 mais par un groupement de particuliers. Ce sera le cas pour les ving-sept premiers vaisseaux français expédiés[2] en Chine jusqu’en 1719, date à laquelle la toute nouvelle Compagnie des Indes cesse la rétrocession de ses privilèges de commerce. Ainsi, le lancement du commerce maritime direct avec la Chine est initié par des sociétés privées et principalement par des armateurs de Saint-Malo. A partir des années 1680, cette élite négociante[3] bretonne a su tirer profit des formidables opportunités d’enrichissement offertes par le grand commerce d’outre-mer alors délaissé par la Compagnie des Indes. Les grands armateurs malouins : Danycan de L’Epine, Le Fer, Magon, Grout, Sioc’Han, etc., s’y impliquent audacieusement, engrengeant pour certains, des fortunes considérables réinvesties dans des charges anoblissantes. Une fois établis dans la noblesse, ces « Messieurs de Saint-Malo » ont été parmi les premiers français à se procurer des porcelaines chinoises armoiriées, pratique facilitée par l’envoi de leurs propres bateaux en Chine ! En porcelaine Imari ou, plus exceptionnellement en famille verte, elles reflètent la production céramique de la fin du règne de Kangxi, époque des armements malouins. Cet ensemble armorié, formé d’un bassin et d’une aiguière de famille verte, entre dans la typologie des premières commandes ayant probablement transité sur un bateau malouin.

Le bassin et l’aiguière

Le bassin ovale aux deux anses latérales repose sur quatre pieds coniques. Les parois extérieure et intérieure du bassin sont rythmées de branches noueuses fleuries peuplées d’oiseaux. Ce même décor, mettant à l’honneur faune et flore et caractéristique des porcelaines de famille verte, couvre une partie de l’aiguière. Les armoiries portées par deux tenants, posés sur un tertre, ornent le centre du bord extérieur du bassin tandis que leur présence, en majesté sur le fond de celui-ci, ne se lit à présent qu’en lumière rasante. Cet effacement des armoiries sur couverte témoigne d’un usage répété de l’objet par ses propriétaires successifs.

L’aiguière présente une forme dite « en casque renversé » inspirée des pièces d’orfèvrerie du règne de Louis XIV (1655-1715). Elle repose sur un piédouche circulaire surmonté d’une base ornée de motifs verts et jaunes alternés suggérant les godrons des versions en orfèvrerie. Ils prennent place sur un fond vert à fleurs, piqueté de points noirs en rappel de la technique des fonds amatis particulièrement en vogue au début du XVIII^e siècle chez les orfèvres. Encadrées par deux épaisses moulures, les armoiries prennent place au centre du corps sous le large bec verseur. Celui-ci est orné d’un mascaron en relief à tête de faune, élément décoratif fréquent sur les aiguières en céramique française et particulièrement dans les productions de Rouen apparues vers 1690.

L’anse a reçu, au XVIII^e siècle, une monture en argent représentant un buste de femme à l’antique.

Les armes à l’écu couronné, surmonté d’un heaume, brandies par deux tenants lévriers, sont en « partie émanchées d’or et de gueules ».

Un écu semblable orne une gravure des années 1696-1728, conservée au Rijksmuseum d’Amsterdam, représentant un domaine situé près de Flessingue sur la presqu’île zélandaise de Walcheren. Les armoiries, tenues par deux putti, sont identifiées comme celle du propriétaire Pieter Duvelaër.

Les Duvelaër sont une famille originaire des Pays-Bas dont une partie s’est établie dans l’actuelle Belgique, et une autre en France, à Saint-Malo. Les armes de Duvelaër sont aussi portées par d’autres membres de cette famille dont les noms varient suivant les pays dans lesquelles ils se sont implantés : Adriani, Adriensen, Adriensen van Duvelant pour la Belgique et Duvelaër pour les Pays-Bas et la France. Ainsi, il existe plusieurs Chine de commande[1] aux armes identiques, dont l’une associée au nom Adriensen.

Mais qui parmi cette famille Duvelaër est le commanditaire de l’aiguière et du bassin ? S’agit-il d’une commande de la branche néerlandaise ? La nature des armoiries surmontées d’un heaume, avec les grands tenants, pourrait le laisser imaginer. Il pourrait donc s’agir du propriétaire du domaine près de Flessingue, Pieter Duvelaër. Toutefois, la piste qui semble la plus intéressante est celle des Duvelaër établis à Saint-Malo en raison des expéditions maritimes vers la Chine qui y sont perpétrées dès le début du XVIII^e siècle.

Joseph Duvelaër (1642-1720) est le premier à quitter la Zélande pour Saint-Malo vers 1660. Tout comme son fils, également nommé Joseph Duvelaër (1667-1748), établi négociant à Saint-Malo en 1697, il participe à différentes sociétés de navires malouines. Les enfants de Joseph Duvelaër lient avec succès leur destin à celui de la Compagnie des Indes. Sa fille, Marie-Françoise Duvelaër, épouse Richard Butler, capitaine de la Compagnie des Indes, tandis que ses deux fils entrent au service de ladite compagnie. D’abord sous-marchand à Chandernagor en 1725, puis à Pondichéry en 1727, Pierre Duvelaër (1699-1755) est subrécargue en chef à Canton de 1727 à 1731. Ayant fait fortune en Chine, il épouse Marie-Elisabeth Duval d’Eprémesnil, fille de Jacques Duval d’Eprémesnil, alors directeur de la Compagnie des Indes à Lorient et auquel il succède à partir de 1739. Il se marie en secondes noces avec Marie-Elisabeth Marcadé, dont le cousin maternel est Philibert Orry, contrôleur général des finances, réformateur de la Compagnie des Indes. Enfin, Joseph Julien Develaër (Saint-Malo, 1708 – Le Lude, 1785) succède à son frère à Canton de 1731 à 1751 en qualité de subrécargue. Lui aussi y fait fortune et rentre en France avec des moyens qui lui permettent d’acquérir les terres du Château du Lude en 1751 (département de la Sarthe) et les titres de noblesse de comte de Lude en 1752.

Par ses activités de négociant, armateur, marchand, cette audacieuse famille Duvelaër de Saint-Malo a pu aisément passer commande de cet ensemble dont les caractéristiques stylistiques des années 1720-25 renvoient à deux commanditaires potentiels : Joseph Duvelaër père et fils.

Des recherches complémentaires permettront peut-être de déterminer avec plus d’exactitude les conditions de cette commande. Quoi qu’il en soit, cet ensemble, reproduisant un modèle d’orfèvrerie français en porcelaine, armorié de famille verte, est tout à fait exceptionnel.

Bibliographie :

Jochem Kroes, Chinese Armorial for the Dutch market, 2008.

[1] Plus exactement l’île de Whampou, en aval jusqu’à laquelle la rivière des Perles est navigable pour les bateaux à fort tirant d’eau.

[2] Susan E. Schopp. Sinon-French trade at Canton, 1698-1842. Hong Kong University Press, 2020.

[3] Ainsi que la nomme l’historien de cette épopée historique : André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo, une élite négociante au temps de Louis XIV, Editions l’Ancre de Marine, Saint-Malo, 1990

Photographie : Jérémie Beylard / Agence PHAR